Les yeux sombres

La photographie de Laure Ledoux est un objet rare car elle s'offre au regard généreusement. Une part d'évidence est là, sans détour. Cette artiste appartient à une génération de créateurs où le sentiment se substitue au concept et où la nature humaine s'exprime en désirs. Souvent, l'artiste contemporain part du postulat que l'œuvre est une rencontre avec l'Autre (ce qui est vrai évidemment), et que cet Autre, le spectateur, doit participer à l'émancipation de l'œuvre et à ses développements sémantiques. Mais, si le spectateur se soustrait à cette réflexion attendue, faute de ne pas assez travailler comme le disait Nicolas Bourriaud dans Esthétique relationnelle en 1998, la rencontre échoue. Il ne se passe rien. Trois raisons à cela : le spectateur n'est pas celui qu'attendait l'artiste ; l'œuvre n'est pas assez ténue pour faire levier ; l'aura dont l'œuvre doit se colorer ne fonctionne pas. Au mystère et à l'étrangeté qu'elle doit dégager pour l'enrichir de réflexions, se substitue un message univoque, l'illustration d'une idée.

La posture de Laure Ledoux fait exception à cette règle devenue courante dans les pratiques contemporaines. Ses photographies sont portées par une aura, celle-là même que développait Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie en 1931, mais à propos d'une image picturale (unique) par opposition à la reproductibilité technique de la photographie. Il disait qu’elle était comme l’unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité. Une peinture est donc à la fois proche spatialement, nous pouvons approcher jusqu’à toucher, et lointaine puisqu’elle désigne autre chose : une idée ou une symbolique par exemple.

Alors comment les photographies de Laure Ledoux, images reproductibles, contrarient le raisonnement de Benjamin sur l’aura ? Pourquoi nous donnent-elles ce sentiment d’apparition et de proximité ? Est-ce du seulement à une mise en scène minimaliste ? Pourquoi sommes-nous si proches d’elles jusqu’à en ressentir les matières, les textures ? Comment un enregistrement mécanique peut-il donner cette sensation du toucher, cette précision qui séduit les yeux ? L’une des hypothèses (et pas la moindre) est que Laure Ledoux est réellement et profondément attachée au pictural, malgré le choix d’une démarche de photographe.

Ce lien si présent à la peinture s’affirme presque comme un manifeste. On le retrouve dans chacune de ses photographies. Ses portraits, ses fragments de nature dans lesquelles brins d’herbes, peaux ou fleurs en flocons, chaque image nous remémorent la justesse des motifs d’une certaine peinture du 17ème siècle : le Siècle d’Or Hollandais. Il y a en effet une permanence des couleurs et des surfaces, de donner un corps et une sensualité, pas tant au sujet, mais à l’image elle-même qui tente de l’absorber, tant la frontière entre sujet et contexte s’étiole. Ces photographies, d’une précision presque chirurgicale, offrent par leur taille, de scruter l’espace de la matière et ensuite, du fait de la présence de formes connues et quotidiennes, la possibilité de s’enfoncer à l’intérieur. Vers l’intime, suggéré par la posture des modèles, elle-même construite pour les isoler. Pour mieux les incarner.

Ces choix précis convoquent encore un grand peintre, Jan Vermeer. Mettre en vis-à-vis certaines photographies de Laure Ledoux et certains tableaux de ce dernier, n’est pas inintéressant. En effet, les soucis pour le détail d’une coiffe, d’une matière, de la surface d’une peau, d’un reflet, et un sens inégalé pour la composition minimale des scènes proposées, ont quelque chose de commun. Que ce soit dans les tableaux intimes de La Jeune fille lisant une lettre devant une fenêtre ouverte ou de La jeune fille au chapeau de Vermeer, tous les détails donnent à l’œil le sentiment du toucher, comme dans les deux photographies de Laure Ledoux, Ariane (de dos) ou Chloé (près de la fenêtre). Les cheveux, les coiffes, les reflets blonds et roux, quelques nuances incarnats sur les visages, les tissus lisses et soyeux, les riches coloris, les lumières tactiles caressant les moindres surfaces, pas de doute, nous sommes devant des photographies richement référencées et assumées.

Convoquer Vermeer, Texte de Patrick Ruet pour l'exposition Incarnats, mai 2012