Textes




Coline Franceschetto pour l'exposition Mythologies, Rouen / novembre 2018

Les photographies de Laure Ledoux incarnent le concept d’introspection et de dépassement de soi. Par la pratique du portrait, elle explore l’âme humaine et ses fluctuations, sa sensualité. Ses sujets évoquent une idéalisation du corps fatigué et en relâchement. Ils incarnent et révèlent ces moments de vide après l’effort dans lesquels, la vraie nature humaine se livre d’elle même, s’élève à la rencontre de l’autre. Ils rappellent ces moments de troubles dans lesquels les corps s’affirment pour ce qu’ils sont, sans retenues, véritables, éprouvés.
Comme après avoir vaincu une résistance psychique et physique, il se délaissent et dans leur posture, mettent en place un dialogue archaïque et sensible, une reconnaissance affective avec le spectateur qui s’abandonne dans une contemplation intérieure.




Fight Night / Texte d'Hélène Canaud / 2020

La série intitulée Fight Night imaginée par Laure Ledoux durant sa résidence à Arles en 2013, est un ensemble d'ambrotypes présentés dans des caisses en acier faites à la main. Le bruit sourd des poings s'écrasant contre un visage déformé par l'impact, les giclées de sueur qui volent à travers le ring, les hurlements d'une foule électrisée par le combat... le jeu du même nom s'impose apparemment comme une référence du fighting simulator. Laure s'est attachée à relever ces visages dans l'effort, par l'isolement d'instants de lui qu'elle a ensuite re photographié et dont l'empreinte est aujourd'hui matérialisée par l'ambrotype. Il y a une certaine tension, un décalage entre le procédé ancien, la noblesse d'une technique si justement maîtrisée, et l'univers du jeu vidéo qui est donné à explorer. Pourtant, le spectateur s'extrait rapidement du contexte, se plonge tout à fait dans la confrontation avec une physionomie étrange, une peau noire, un regard et parfois même l'abîme béante d'orbites plongés dans l'ombre. Documents d'archives, images trouvées, portraits avatars d'icônes enfouies : l'aspect suranné des images brouille les pistes, instaure un mystère à la limite du malaise.

Dans la nuit de l'invisible, son sujet précédent, réalisé en collaboration avec de jeunes kick boxers, met en scène les visages des sportifs à la fin de leur effort, décrit et sublime cet état de transe. On est en prise directe avec la majesté de ces jeunes corps agiles, qui renvoient par leur seule présence la sensation d'abandon, de perte de contrôle.

Avec élégance, Laure Ledoux navigue d'un univers à l'autre, manipulant subtilement les codes de la photographie, tantôt numérique au service du réel, tantôt argentique au service du virtuel, dans le but de rendre hommage à ces traits obsédants. Il y a un paradoxe à soulever dans l'intention de la portraitiste, rattachée au genre altruiste par excellence, mobilisant toutefois son art pour extraire de la matière vivante ses connexions les plus ambiguës avec la mort. Sans aucun doute une démarche singulière, pertinente façon de faire perdurer les fonctions essentielles du genre, de conférer aux visages enregistrés leur naturelle survivance.





Aux ambiguïtés de l’être et de l’image / Texte Eva Prouteau / 2014


Matité parfaite, sensualité intense et tension latente : au détour d’une peau laiteuse ou d’un plumage doré, d’une rousseur chevelue ou florale, la série photographique Lécher ses vertèbres traverse les règnes élémentaires avec une élégance glacée, isolant les corps dans la noirceur des profondeurs. À Pontmain, six grands tirages sur papier baryté plongent le spectateur dans l’univers suggestif de Laure Ledoux, fait de paysages tactiles où la volupté et la lumière s’enlacent étroitement, d’ambiances aux accents crépusculaires et caravagesques : ici la nuque offerte d’un garçon, là le regard transpercé d’un hibou nous retracent une histoire
fantasmatique qui navigue entre rêve et conscience, zones d’ombres et trouées lumineuses.
Que cherche cette artiste sinon, peut-être, à cerner par la pratique du portrait un rapport intime, et à déchiffrer le mystère(de l’Autre, de l’image de l’Autre) ? Un obscur objet du désir semble mouvoir ce travail irrigué de nuit (Black lights, Dans la nuit de l’invisible) et de pulsions tactiles. Voir à l’intérieur (Lécher ses vertèbres), voir au-delà du visible. Et toucher,dans tous les sens du mot, par l’entremise de l’image.
Réalisée à Arles, Dunkerque et Shangaï, la série Dans la nuit de l’invisible égrène les portraits de kick-boxers pris sitôt après leur séance d’entraînement. Corps jeunes, athlétiques, torses nus ou habillés, ces sportifs posent sans atours, vulnérables de fatigue et de coups encaissés. Laure Ledoux serre de près cette absence de représentation dans la représentation : une mise à nu que permet l’effort intense tout juste accompli, un lâcher prise physique et mental, proche de l’état post coïtal. À cet effet, elle n’enjolive rien, privilégiant la prise directe et le décor des salles de vestiaire aux lumières glauques. En ressort quelque chose de cru, de doux et de brut, palpable dans la texture même de l’image comme dans la représentation : la capture d’un état d’hébétude animale, une forme de douleur heureuse, un abandon. Un paradoxe aussi, tant ces corps semblent pleins, pondérables, et pourtant vidés, presque absents.
En résidence au centre d’art de Pontmain, l’artiste a prolongé cette exploration de l’univers de jeunes sportifs — attirée encore par cet état du corps qui suit la débauche d’énergie — quand le sport devient métaphore
d’un périple initiatique.
Laure Ledoux a ainsi sélectionné des élèves en formation aux métiers du sport et des judokas étudiant dans la commune de Gorron, ainsi que des boxeurs à Fougères. Trois impressions photographiques sont présentées dans l’exposition : un garçon au buste nu, sculpté par l’exercice et la lumière, laisse filer son regard en oblique, vers le sol, enfui loin dans ses pensées ou désirant se dérober au regard de l’artiste. Une jeune judoka, prise en buste vêtue d’un judogi blanc, évoque la grâce virginale des femmes peintes par Vermeer ; un autre athlète au corps très musculeux, assis au sol dans un décor bleuté, fixe l’objectif d’un air tranquille et neutre. Ces trois êtres dans la fleur de l’âge, saisis dans l’après du combat ou de la performance, s’offrent à la fois forts et fragiles, innocents et troublants de présence érotique feutrée. Un diaporama complète ces trois
tirages, et rejoue en série cette énigme du corps éprouvé, énergie fluctuante entre jouissance et lassitude, exhibitionnisme et introversion. Black lights, le titre de cette série en cours, se réfère à une déclaration de Mohammed Ali : « Ils disent que quand vous êtes frappés et salement touché vous voyez des lumières noires, les lumières de l’inconscience. » Sous la surface des paupières, des galaxies inconnues remuent : ce sont peut-être ces points brillants que Laure Ledoux poursuit dans ses travaux photographiques.
Le dernier ensemble présent dans l’exposition est né d’une parenthèse singulière : le carnaval de Dunkerque qui, comme tous les défilés populaires, ouvre soudain l’espace d’une liberté, où les masques font provisoirement tomber les différences sociales, et célèbrent la beauté des monstres. Il n’est pas très surprenant que Laure Ledoux ait choisi ce cadre de turbulences, où les corps déguisés se laissent aller, dans la caricature, à révéler plus facilement une beauté tacite. L’artiste s’est donc concentrée sur le Clet’che (le costume ou déguisement, en dunkerquois) comme double principe révélateur, de l’identité carnavalesque et de la personnalité de chaque individu. Quelques grands classiques du clet’che ressortent de cette série de portraits : à l’origine, les pêcheurs de Dunkerque enfilaient les robes de leurs épouses et allaient chercher des fleurs dans les cimetières pour orner leur chapeau. Le travesti est resté depuis lors un pilier de la parade, avec son collant résille, son manteau de fourrure et son maquillage outrancier. Autres accessoires incontournables
: le couvre-chef, parfois imposant et orné de multiples greffes — plumes d’oiseaux, peluches et doudous, badges, muselets de champagne et autres stickers ; et le parapluie multicolore, appelé “berguenaere”, qui tient également une place centrale dans le carnaval dunkerquois. Laure Ledoux expose douze portraits de ces masquelours (carnavaleux) flamboyants, corps transgenres ou étrangement exotiques, tels ces noirs zoulous au visage couvert de maquillage charbonneux, arborant pagnes, souspulls noirs, fourrures tachetées, colliers d’os et immenses plumes. Sous la parure et la fourrure, l’artiste révèle les corps simplement mis en scène dans le suspens calme du studio, sans décor, vus de face ou de trois-quart...en toute simplicité derrière leur tenue exubérante, libéré des complexes et se donnant joyeusement aux regards, dans l’exquise licence de cette éphémère diversion.
À contempler ce dernier des quatre corpus qui s’articulent et composent l’exposition, une qualité de regard s’affirme comme un invariant : Laure Ledoux traque dans les corps, quels qu’ils soient, quelque chose de vivant et de fugitif, qui met en relation le visible et l’invisible, le violent et le doux, Eros et Thanatos. Entre la lumière et les ténèbres, l’oeuvre poursuit cette présence, difficilement saisissable — une ode diffuse aux ambiguïtés de l’être, et de l’image.




Convoquer Vermeer, pour l'exposition Incarnats / Texte de Patrick Ruet / 2012

La photographie de Laure Ledoux est un objet rare car elle s'offre au regard généreusement. Une part d'évidence est là, sans détour. Cette artiste appartient à une génération de créateurs où le sentiment se substitue au concept et où la nature humaine s'exprime en désirs. Souvent, l'artiste contemporain part du postulat que l'œuvre est une rencontre avec l'Autre (ce qui est vrai évidemment), et que cet Autre, le spectateur, doit participer à l'émancipation de l'œuvre et à ses développements sémantiques. Mais, si le spectateur se soustrait à cette réflexion attendue, faute de ne pas assez travailler comme le disait Nicolas Bourriaud dans Esthétique relationnelle en 1998, la rencontre échoue. Il ne se passe rien. Trois raisons à cela : le spectateur n'est pas celui qu'attendait l'artiste ; l'œuvre n'est pas assez ténue pour faire levier ; l'aura dont l'œuvre doit se colorer ne fonctionne pas. Au mystère et à l'étrangeté qu'elle doit dégager pour l'enrichir de réflexions, se substitue un message univoque, l'illustration d'une idée.

La posture de Laure Ledoux fait exception à cette règle devenue courante dans les pratiques contemporaines. Ses photographies sont portées par une aura, celle-là même que développait Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie en 1931, mais à propos d'une image picturale (unique) par opposition à la reproductibilité technique de la photographie. Il disait qu’elle était comme l’unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité. Une peinture est donc à la fois proche spatialement, nous pouvons approcher jusqu’à toucher, et lointaine puisqu’elle désigne autre chose : une idée ou une symbolique par exemple.

Alors comment les photographies de Laure Ledoux, images reproductibles, contrarient le raisonnement de Benjamin sur l’aura ? Pourquoi nous donnent-elles ce sentiment d’apparition et de proximité ? Est-ce du seulement à une mise en scène minimaliste ? Pourquoi sommes-nous si proches d’elles jusqu’à en ressentir les matières, les textures ? Comment un enregistrement mécanique peut-il donner cette sensation du toucher, cette précision qui séduit les yeux ? L’une des hypothèses (et pas la moindre) est que Laure Ledoux est réellement et profondément attachée au pictural, malgré le choix d’une démarche de photographe.

Ce lien si présent à la peinture s’affirme presque comme un manifeste. On le retrouve dans chacune de ses photographies. Ses portraits, ses fragments de nature dans lesquelles brins d’herbes, peaux ou fleurs en flocons, chaque image nous remémorent la justesse des motifs d’une certaine peinture du 17ème siècle : le Siècle d’Or Hollandais. Il y a en effet une permanence des couleurs et des surfaces, de donner un corps et une sensualité, pas tant au sujet, mais à l’image elle-même qui tente de l’absorber, tant la frontière entre sujet et contexte s’étiole. Ces photographies, d’une précision presque chirurgicale, offrent par leur taille, de scruter l’espace de la matière et ensuite, du fait de la présence de formes connues et quotidiennes, la possibilité de s’enfoncer à l’intérieur. Vers l’intime, suggéré par la posture des modèles, elle-même construite pour les isoler. Pour mieux les incarner.

Ces choix précis convoquent encore un grand peintre, Jan Vermeer. Mettre en vis-à-vis certaines photographies de Laure Ledoux et certains tableaux de ce dernier, n’est pas inintéressant. En effet, les soucis pour le détail d’une coiffe, d’une matière, de la surface d’une peau, d’un reflet, et un sens inégalé pour la composition minimale des scènes proposées, ont quelque chose de commun. Que ce soit dans les tableaux intimes de La Jeune fille lisant une lettre devant une fenêtre ouverte ou de La jeune fille au chapeau de Vermeer, tous les détails donnent à l’œil le sentiment du toucher, comme dans les deux photographies de Laure Ledoux, Ariane (de dos) ou Chloé (près de la fenêtre). Les cheveux, les coiffes, les reflets blonds et roux, quelques nuances incarnats sur les visages, les tissus lisses et soyeux, les riches coloris, les lumières tactiles caressant les moindres surfaces, pas de doute, nous sommes devant des photographies richement référencées et assumées.




Texte d'Emmanuèle Bernheim / 57ème Salon de Montrouge / 2012


"Laure Ledoux voulait être styliste. C’étaient les matières, les tissus, les textures, qui l’attiraient, bien plus que les couleurs, et puis elle a fait de la céramique. La matière, le toucher toujours. Et peu à peu la photo s’est imposée.
Avec ses grands formats, Laure Ledoux veut « scruter la surface comme on ne pourrait jamais le faire dans la réalité, et donner la perception du toucher tout en sachant qu’on ne peut pénétrer l’image ».
Elle y parvient. Mais est-ce bien vrai que l’on ne puisse pas aller au-delà de la surface et pénétrer l’image ? Il me semble que lorsque l’on contemple assez longtemps les photos de la série Lécher ses vertèbres, on y plonge, on s’y noie. On « passe de l’autre côté ». Devant, ou plutôt derrière ces mèches de cheveux de feu, on devient James Stewart dans Vertigo peu à peu hypnotisé, aspiré par la spirale sans fin des cheveux de Kim Novak. On s’y perd, on s’y brûle. La carnation d'une nuque pâle rend carnassier. Devant elle, on devient vampire, Dracula prêt à mordre dans ce cou dont la chair tendre semble palpiter, jusqu’à ce que sur cette blancheur, ruisselle le sang. La peau animale appelle les flèches ou les banderilles, et la fleur le souffle qui éparpillera ses aigrettes.
Rien de morbide ici. Partout la vie affleure. Les tresses ne demandent qu’à se dénouer, le cuir du blouson à crisser et, même empaillée, la chouette semble prête à s’envoler.
Laure Ledoux observe longtemps ses modèles avant de les photographier. Pour la plupart, ils lui sont proches.
C’est elle qui choisit dans leur garde-robe les vêtements qu’ils porteront. Ce ne sont pas les couleurs qui lui importent, mais la matière.Afin que rien n’attire l’œil, si ce n’est le modèle, le décor est toujours le même : un simple rideau noir. Leur peau est nue, sans maquillage. La lumière ne varie jamais.
Cette série de photos s’appelle Lécher ses vertèbres.
Qui représente ce ses, soi-même ou l’autre ? D’où vient ce titre étrange et inquiétant ? Laure Ledoux m’a dit l’avoir trouvé dans un poème de Bernard Noël, le recueil La peau et les mots (P.O.L., 2002).
« (...) il faut retraverser la peau et vider dehors tout ce dedans / il faut planter ses yeux du côté rouge de l’écorché / et lécher le col de ses vertèbres (...) »
Effrayants et magnifiques, ces mots pourraient s’appliquer au travail de Laure Ledoux.
L’écrivain Régine Detambel (auteur par ailleurs d’un Petit éloge de la peau, Folio, 2007) a consacré un très beau texte à Bernard Noël, qu’elle a intitulé « Bernard Noël, poète épithélial » (Jean-Michel Place, 2007).
J’aimerais, un instant, lui emprunter ce beau titre, et écrire : Laure Ledoux, photographe épithéliale. "